Il semble qu’il soit toujours nécessaire de devoir déconstruire les mythes liés à la présence chinoise en Afrique et dans les pays du sud. Démentis par plusieurs études et recherches, ces mythes ont la dent dure et demeurent comme vérité dans la pensée collective de plusieurs en Afrique et ailleurs.
L’un des plus tenaces est celui du « piège de la dette« , qui repose sur l’idée selon laquelle la Chine prête largement aux pays africains et du sud afin de les mettre dans une situation d’insolvabilité, dans le but de saisir leurs infrastructures stratégiques.
Et c’est ce mythe qui est devenu la trame principale d’analyse des prêts chinois en Afrique. Il a façonné le narratif et a permis d’amplifier la rumeur selon laquelle l’aéroport d’Entebbe en Ouganda serait en danger imminent de saisie par la Chine ou encore que le Kenya devra céder son port de Mombassa, s’il ne parvenait pas à rembourser le prêt ayant servi à financer le chemin de fer Mombassa-Nairobi.
La controverse de la saisie du port de Mombassa est née en 2019 lorsqu’un rapport de L’auditeur général du Kenya en charge de la comptabilité générale du pays a filtré dans la presse. Dans ce rapport il déclarait que « le Kenya pourrait être contraint de céder le contrôle de son port de Mombasa s’il ne respecte pas le remboursement d’un prêt de 3,6 milliards de dollars accordé par la Chine pour la construction de la ligne ferroviaire Mombasa-Nairobi (SGR) ».
Évidemment cet avertissement a eu l’effet d’une bombe et a paru très crédible, dès lors qu’elle faisait échos à un cas similaire, celui de la saisie du port d’Hambantota au Sri Lanka.
Comme la crainte de la saisie du port d’Hambantota, celle du port de Mombassa était toute aussi exagérée. Elle résulte d’une combinaison de facteurs qui vont de l’ignorance des pratiques et des normes internationales en matière des prêts commerciaux à la simple non-lecture du contrat de prêt lui-même.
Les pratiques internationales concernant les prêts commerciaux sont assez complexes que lorsqu’elles sont combinées à l’opacité qui entourent ces contrats chinois en Afrique, il est somme toute compréhensible que le narratif, certes simpliste cependant faux, du piège de la dette soit pris pour vrai, autonome et évolutif.
Dans un rapport publié le 14 avril 2022, des chercheurs du CHINA AFRICA RESEARCH INITIATIVE -CARI, de l’université de John Hopkins aux USA, analysent à nouveau la controverse autour du port de Mombassa.
Ils identifient les éléments à la base de cette controverse et en tirent des leçons. Ils retracent les causes dans une analyse erronée de deux éléments cruciaux par l’auditeur général :
- Mauvaise identification des acteurs : « L’une de nos principales conclusions est que l’Auditeur général s’est trompé en qualifiant l’Autorité portuaire du Kenya (KPA) d’emprunteur. Si la KPA était un emprunteur, cela signifierait qu’elle a cosigné les prêts chinois et qu’elle est également responsable de leur remboursement. Mais KPA n’est en aucun cas un emprunteur. »
- Mauvaise interprétation de la clause de levée de l’immunité souveraine : « Le Trésor national, la KPA et la Kenya Railway Corporation ont tous signé des » clauses de renonciation à l’immunité souveraine « , car ils étaient tous trois parties à divers contrats dans le cadre de l’ensemble des prêts accordés pour le projet. En vertu du droit international, les États souverains et les entités qu’ils contrôlent bénéficient de l’immunité souveraine, c’est-à-dire qu’ils sont généralement à l’abri des poursuites judiciaires et ne peuvent être contraints de comparaître devant un tribunal ou un lieu d’arbitrage étranger, ou d’exécuter un jugement rendu en dehors de leurs frontières. Pourtant, peu de banques internationales proposeront un prêt s’il n’existe aucune voie légale pour récupérer leur argent en cas de défaillance de l’emprunteur. Par conséquent, il est rare de trouver un prêt commercial international ou un contrat d’obligation souveraine qui ne contient pas la clause de renonciation à l’immunité souveraine »
- Remboursement de la dette : « Notre analyse des flux de trésorerie pour le projet montre que la KPA pourra aisément s’acquitter de ses obligations au titre du « Take or Pay agreement », (NDLR : Accord entre la société kenyane des chemins de fer et l’Autorité portuaire Kenyane même avec des déficits pouvant atteindre 40 % des volumes de fret. Cependant, bien que les revenus du fret et des passagers du SGR puissent déjà payer son exploitation, ils ne peuvent pas couvrir le service annuel de la dette pour les trois prêts. Le service de la dette culmine en 2022 et proviendra en grande partie de la Taxe de développement ferroviaire. Selon le FMI, même avec le projet SGR, la dette globale du Kenya reste à un niveau viable, et le pays devrait continuer à croître à un taux moyen de six pour cent »
Ces controverses, comme l’ont révélé les cas Kenyans et ougandais, sont le fruit soit d’une mauvaise interprétation des contrats, soit d’une mauvaise couverture médiatique ; les deux causées par une ignorance des termes complexes liés aux prêts commerciaux.
Et malheureusement, elles, ces controverses, finissent par devenir des narratifs autonomes qui se développent et deviennent des précédents et trames analytiques pour d’autres.
LECTURE RECOMMANDÉE :
- China Africa Research Initiative : Rapport: Comment l’Afrique emprunte à la Chine : Et pourquoi le port de Mombasa n’est pas une garantie pour le SGR (en Anglais)